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L’art dénaturé. Si l’on recule dans le temps assez loin pour voir les premières grottes peintes, on remarque que les premiers artistes n’avaient aucune technologie pour accomplir leur art. S’enduisant les mains de pigments de couleur, ils appliquaient leurs mains sur les murs d’une grotte, laissant la trace de leurs vies passées. Si le résultat de cet acte peut sembler désuet, il n’en diminue en rien sa valeur. C’était de l’art « naturel » à sa plus simple expression : Une idée. Une main agile. Un médium naturel…C’était l’aube d’une aire où l’artiste serait considéré par ses pairs comme un magicien privilégié par la nature, seul maître de son art; c’était l’aube d’une longue période d’indépendance. Des milliers d’années plus tard, les transformations extraordinaires apportées par la science bouleversèrent cet état naturel. Car avec les nouvelles découvertes scientifiques arrivèrent de nouvelles technologies. De nouvelles machines, qui, en plus de meubler l’imaginaire des artistes qui trouvèrent en elles une nouvelle source d’inspiration, viendront complètement bouleverser leur univers dans la pratique, changeant leurs talents naturels en pratiques artificielles. Deux inventions d’importance (parmi d’autres) sont à la source de ce grand bouleversement : La photographie & le phonographe. Les artistes visuels qui jusqu’alors étaient les seuls à pouvoir imager le monde voyaient leur univers basculer par une nouvelle technologie faite d’optique et de chimie possédant l’incroyable capacité de recréer des images de la réalité (pouvoir que l’imprimerie ne possédait pas). Alors que certains artistes perçurent la photographie comme une menace, d’autres se l’appropriaient comme medium. Les musiciens quant à eux pouvaient maintenant emprisonner leurs sons jusqu’alors éphémères dans un médium matériel. Merveilleux? Oui. Mais ce nouveau pouvoir de reproduction laissait planer, tout comme la photographie, une menace évidente : la menace de l’art en série, de la copie, de l’absence d’originalité. Comment contrer cette menace? Se demandèrent-ils. En repoussant les limites de la machine, en la défiant, en lui faisant accomplir des tâches qu’elle n‘était pas supposée faire, mais aussi, et surtout, les artistes devaient retrouver leur originalité propre, leur individualité amoindrie par l’acte de reproduction. La machine les fit, et les fait toujours, se dépasser ; elle leur permet de réinventer l’art à chaque jour, car cette technologie elle, ne cesse d’évoluer. Elle évolue si vite que, souvent, certaines technologies disparaissent avant même avoir fait l’archivage de ce qui s’est fait avec elle. Car il ne faut pas oublier que tout progrès technologique possède son lot de dégâts. L’évolution de l’art est donc maintenant étroitement liée à l’évolution des sciences, créant ainsi une coopération entre artistes et scientifiques. Deux entités qui apparaissaient à première vue, diamétralement opposées. L’un, le scientifique, voulant comprendre et expliquer le monde naturel pour pouvoir mieux le contrôler; et l’autre, l’artiste, voulant le réinventer à sa manière. Ainsi, l’insatiable soif de création des artistes est devenue une motivation, une nouvelle raison (autre que le contrôle de la nature) à l’innovation technologique. Les artistes techniciens Les artistes qui ont adopté les nouvelles technologies comme moyen d’expression artistique se sont vu dans l’obligation de plus ou moins maîtriser leurs rouages et devenir ainsi des techniciens. L’acte de création seul ne suffit plus : l’artiste doit maintenant apprendre à connaître la machine et à s’en faire une amie. Il doit (plus ou moins) comprendre son langage, son fonctionnement et les lois mécaniques, chimiques et/ou numériques qui la régissent. Avant d’aller plus loin, il serait ici important de faire la distinction entre la technique et la technologie. Les artistes, qu’importe qu’ils soient musiciens, peintres où autres, utilisent certaines techniques qui sont le fruit de leurs apprentissages ou de l’enseignement qu’ils ont reçus. Ces techniques artistiques n’ont ici rien à voir avec le terme de technicien. J’entends plutôt par ce terme les connaissances techniques de celui qui utilise la machine comme médium. Parce que les machines, quelles qu’elles soient, sont complexes et nécessitent au moins une connaissance de base pour pouvoir être maîtrisées. Il est certes vrai que chaque nouvelle technologie tant à évoluer en facilité. Nous n’avons qu’à penser à l’évolution des caméras photographiques et cinématographiques. Au début, leur usage était des plus complexes avec des contrôles uniquement manuels. Tout c’est peu à peu automatisé, et avec l’avènement du numérique il est maintenant possible pour quelqu’un qui n’a aucune connaissance de base de créer des pièces de valeur. La réalité est que tout tant à se vulgariser, à devenir « user friendly ». D’une certaine façon, cela a un effet positif en ce que cela démocratise l’art, le rend accessible (Il faut aussi noter que tous ces nouveaux outils ont aussi une multitude d’autres utilités sans lien avec l’art proprement dit). Il demeure cependant que pour un artiste d’expérience qui connaît son médium et qui, comme on l’a vu, veut dépasser les limites du possible, innover et être original dans son art, d’utiliser les contrôles manuels en photographie par exemple est un moyen plus efficace d’atteindre cette singularité. Dans le monde industriel d’aujourd’hui, où tout semble déjà avoir été fait, où tout est au pluriel, ou le plagiat est chose courante et où l’art est au service de l’industrie : la maîtrise technique des machines par les artistes est souvent à l’origine des plus grandes innovations artistiques. Ce n’est cependant pas l’unique cause de leur originalité créatrice. Leur véritable origine se trouve, (et cela n’a jamais changé même avec l’avènement des technologies), dans LES IDÉES. Un grand technicien sans idées n’est pas pour autant un artiste. Et c’est ce qui fait la force des artistes; ce qui fait que la machine n’est pas prète de les remplacer. Mais cet apprivoisement des techniques des machines par les artistes est aussi à l’origine de l’un des plus grands fardeaux éthiques de l’artiste d’aujourd’hui: se faire payer, ou refuser d’être payé, pour ses qualités de technicien. Ce n’est qu’un des innombrables malheurs des sociétés capitalistes qui engendrent la contradiction par nécessité. Je vais tenter de définir ce qu’est un artiste dans cet environnement de robots qu’est le milieu de la musique électronique : Tout musiciens cherchant à innover, à créer des mondes et des expériences sonores inconnus (et non pas les hits des grands majors commerciale, qui souvent copie ce qui s’est déjà fait.) Je le mentionne car ce genre musical a été, et est toujours, souvent boudé par le milieu de la musique et la société en général. En fait, la musique électronique est souvent totalement rejetée, en raison de sa liaison totale avec la machine. Une grande majorité de la population croyant que « la musique électronique, c’est toujours pareil » alors que c’est totalement faux : la musique électronique est l’un des genres musicaux qui a le plus innové depuis les dernières années, elle a apporté un souffle de renouveau à la musique en défiant les conventions harmoniques établies. Cette remarque fait réaliser à quel point la machine est encore aujourd’hui perçue comme une menace, elle fait peur ; son utilisation avouée nous rappelle à tous que nous y sommes dépendant. Une autre phrase fréquente (souvent formulé par des fans de rock) que je ne peux m’empêcher de citer : « la musique électronique, ce n’est pas de la vraie musique! ». FAUX: C'est seulement le langage qui est différent. Il faudrait sans doute aussi rappeler à ces gens que les artistes rock (tout comme ceux des autres genres) sont tout aussi dépendants de la technologie : leurs microphones (qui, lorsque bien choisi, améliore leur voix naturelle de beaucoup), leurs studios d’enregistrement (où tous les miracles peuvent se produirent), les « speakers » des salles de spectacles, leurs pédales à delay numérique… Pourquoi ne pas enfin l’avouer? Si les musiciens plus traditionnels s’affranchissaient de ce problème éthique (ce que certains ont déjà fait), il y aurait sans aucun doute beaucoup plus d’innovations en musique. Il est vrai que les artistes de la musique électronique, en adoptant la machine aussi radicalement, ont pour la plupart rien à offrir en ce qui attrait à la performance en concert. Il est souvent impossible de savoir si l’artiste « joue vraiment avec ses machines » ou s’il fait simplement jouer un enregistrement. C’est un manque à pallier qui explique sans doute une bonne part du désintérêt du public à leur égard. Un être camouflé derrière un ordinateur ou des platines, c’est généralement la seule chose que l’on peut remarquer sur scène. Les artistes sont conscients de ce manque. Il est d’ailleurs de plus en plus fréquent aujourd’hui que les artistes de l’électronique (les plus à l’avant-garde), sans doute en grande partie grâce à l’héritage laissé par Cage, donnent des prestations live plus qu’intéressantes. Soit par des visuels qui accompagnent et/ou complète la musique, des danseurs, ou par la venue de musiciens « plus traditionnels » (guitaristes, percussionnistes, harpistes, violonistes, pianistes, chanteurs…) sur la scène avec eux. Comme plusieurs ont un passé musical autre qu’électronique, il arrive que certains laissent tomber leur laptop pour un court moment et joue d’un autre instrument, mais c’est beaucoup plus rare. Certains le font, d’autres suivront, c’est évident, mais aussi souhaitable à mon avis: car lorsqu’un artiste est camouflé par une machine, il se substitue à elle, ne fait qu’un avec elle. L’auditoire, s'il n'est témoin de rien, ne peut ainsi que douter de la vérité de la performance. Les artistes scientifiques : Dans le passé, le monde des artistes et celui de la science n’ont pas toujours fait bon ménage. D’abord sans doute parce que ses deux mondes ne semblaient rien avoir en commun : la recherche scientifique était institutionnalisée alors que la création artistique était beaucoup plus libre (pas toujours!). L’histoire de l’art nous expose des artistes qui ont un nom défini, alors que, très rarement, la science donna de l’importance aux noms des individus. Ce sont plutôt les « nouveaux faits » qui font la manchette et non le nom des scientifiques. Les scientifiques suivent une démarche raisonnable d’essais-erreurs, alors que, en général les artistes sont inspirés par leur imagination. Il y a certainement certaines exceptions dans les deux cas : un artiste peut sans doute avoir une démarche qui se rapproche plus de la démarche scientifique que de l’inspiration (ex : musiques construites mathématiquement) et le contraire existe sans doute aussi (Einstein, Darwin…Inspirés?). Mais là n’est pas la question. S’ils se rejoignent dans l’ambition et l’expérimentation (mais aussi dans le mystère de la chance!), ces deux mondes ont véritablement commencé à se rapprocher et à collaborer dès l’apparition des premières machines communes aux deux mondes. Machines qui firent de leurs univers différents, deux univers semblables. Pensons par exemple à l’art futuriste et à son avouée inspiration scientifique. Sans les machines, les recherches scientifiques sur le mouvement (photos qui découpent le mouvement), ses artistes avant-gardes n’auraient sans doute jamais existé. L’existence des artistes « scientifiques» n’est pas sans rapport avec la maîtrise des techniques liées à la technologie mentionnée précédemment. Car en maîtrisant les techniques, les artistes apprennent à connaître leurs machines et ainsi peuvent les modifier et/ou conseiller les technoscientifiques afin que des changements soient apportés. C’est maintenant très fréquent en musique, la collaboration entre les artistes et les ingénieurs est très marquée. Plusieurs artistes, certains compositeurs de musique électroniques entre autres, collaborent étroitement avec un technicien/programmeur informatique, afin d’élaborer des logiciels sur mesure à l’image de leurs besoins. La même chose arrive dans les domaines du graphisme, de l’animation 2D / 3D, du cinéma… Il n’est pas non plus impossible qu’un artiste invente une machine. Toujours en musique, le cas du pionnier de l’électronique Karlheinz Stockhausen est très particulier. Sans être un véritable inventeur, ce compositeur dont l’héritage dépasse l’entendement (il est entre autres à l’origine du métissage dans la musique électronique) a plus d’une fois imaginé des machines avant leur conception. En 1955, il écrit à propos de ses recherches électroacoustiques et imagine un nouvel instrument, le synthétiseur : « un instrument qui permettrait la contraction et l’expansion des échelles, pas seulement des échelles de fréquence mais aussi celles des durées et des dynamiques ». Reste à savoir si les concepteurs de ces machines se sont basés sur ses théories pour la confection des machines, ce qui est très probable. L’imagination artistique est donc maintenant au service des développements technologiques. Mais cela engendre cependant une nouvelle contradiction qui est la suivante : étant donné que l’industrie a le monopole de la technologie, ces nouveaux avancements technologiques, engendrés par l’imagination des artistes, finissent par emplir les poches de l’industrie qui a une logique d’entreprise qui va à l’encontre de la logique artistique. Pourquoi un artiste, qui veut différencier son oeuvre des produits de l’industrie, irais l’encourager? C’est comme si les artistes enfonçaient encore plus profondément le couteau dans la plaie…
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